Avec l’ouverture du Festival de jazz de Saint-Louis, c’est presque impossible de marcher sans sentir une trace d’art dans cette ville référence de la culture. Ndar constitue une source d’inspiration pour les artistes qui habitent dans cette cité. À l’occasion, on a rencontré Massow Ka dit El Junio, un jeune artiste audiovisuel de 33 ans, pour lequel sa ville est toujours le point de départ de tous ses projets. Il a fait sa première exposition photographique en 2017, « Ndar, sama naatal », à l’Institut français de Saint-Louis.
Par Estrella SENDRA (Correspondance particulière)
« Ndar, c’est mon reflet », affirme d’entrée Massow Ka dit El Junio. Le regard toujours tourné vers Saint-Louis, l’artiste utilise l’image pour traduire ses sentiments et son regard : « L’écrivain ou le chercheur a son stylo à écrire. Moi, j’ai les images et la lumière. » Un travail avec lequel Massow Ka questionne comment on est en train de codifier « que Saint-Louis est la plus belle ville » du pays.
L’artiste saint-louisien a une présence assez caractéristique, on dirait caméléonesque. Il devient une partie de l’environnement. Il observe, écoute, patiemment, souvent modestement caché sous un foulard du couleur du ciel, jusqu’au moment de faire sortir sa caméra, initiatrice d’une conversation sincère, transformatrice, appelant à l’action. « J’aime bien la conversation. Elle est une thérapie », raconte l’artiste. Son vrai nom, Massow Ka, a été dévoilé, il y a juste quelques ans. El Junio est son pseudonyme artistique, la manière dont certaines gens le connaissent, un dérivé de Keys Junior, qui ramène aux temps où il faisait le rap à l’école, et était connu comme le petit frère de Keys. Mais son regard, autant engagé que respectueux, s’impose à la scène saint-louisienne, pour la faire référence du monde.
Massow Ka partage la particularité de sa technique visuelle : « Pour moi, la photographie est un acte de dignité. Il s’agit d’une immersion du regard dans le corps de la personne à qui on prend une image. » Et c’est précisément cette si généreuse et respectueuse prémisse, celle qui réussit à archiver et à élargir la beauté de cette ville, pas pour rester dans cette dimension esthétique, mais en tant que prétexte pour ouvrir un débat et poser des questions.
« YARAM », PRIX WIDO DANS LE FESTIVAL SAINT-LOUIS DOCS’
C’est comme ça que l’artiste nous offre aussi son regard en mouvement, avec le film « Yaram ». Ce court-métrage est son premier film diffusé dans un festival, mais l’artiste avait déjà fait une première production audiovisuelle à l’Université Gaston Berger, sur la surpopulation à Saint-Louis. « Yaram » est le nom d’une jeune femme qui habite à Xaar Yalla, déplacée de Guet-Ndar à cause de la situation climatique de la montée de la mer. Yaram signifie aussi « corps », celui dans lequel Massow Ka s’est immergé pour s’approcher à la question de la côte, qui est étroitement liée à l’existence de Saint-Louis. Le film de 26 minutes a été primé « Prix Wido » du Festival Saint-Louis Docs au début du mois de mai, en soulignant son engagement par rapport à la ville. Pendant le festival, le film a commencé son voyage autour la ville, de Gandiol à Guet-Ndar, ainsi que la salle de l’Institut français, en générant de débats avec une population trop familiarisée avec cette situation, mais qui n’a pas pourtant assez d’espace pour partager ses avis, et réfléchir ensemble sur l’avenir de la Langue de la Barbarie.
Le réalisateur, toujours présent et disponible à échanger avec le public, considère que « la transmission est un devoir ». Il souligne la richesse des débats lors du Festival Saint-Louis Docs, qui a continué hors de salle afin de faire l’objet de plus de discussions. « J’aimerais tellement que le film continue à être diffusé à Saint-Louis, au Sénégal et partout le monde. C’est un film qui pourrait contribuer à la perception du changement climatique ainsi qu’au phénomène de l’émigration, qui est souvent une conséquence de la situation climatique », partage le réalisateur. Mais aussi, il partage la signification si spéciale du Festival de documentaire, ainsi que de l’Institut français de Saint-Louis, ville où il est né en 1990, et a grandi jusqu’à l’âge de 4 ans, à cause du travail de son père, et où il montrera sa première exposition et son premier film.
« Le Festival Saint-Louis Docs est aussi de grande importance pour moi. J’ai commencé en tant que spectateur, pour après être le photographe de deux affiches du festival, membre du jury, et puis, cette année, réalisateur », confie-t-il.
LA DIGNITÉ, BASE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE
Le travail photographique de Massow Ka-El Junio semble évident dans « Yaram », avec des images de la Langue de la Barbarie, à travers un plan au niveau de l’œil de l’oiseau, qui nous rappelle sa première exposition, « Ndar sama naatal ». Pourtant, ce qui fait de ce film un documentaire militant, c’est l’application du principe de la dignité à la base de la création artistique, cette attention et soin aux plus petits détails autant pour la technique que par les sujets, où la mer et la ville sont aussi des sujets à respecter. La caméra devient ainsi une voisine, un témoin, une alliée, un confident, un espoir, une arme de lutte pacifique pour la récupération de la dignité de la population de Saint-Louis.
Le mouvement des vagues, ce son qui démarre le film, commence une structure d’aller-retour, qui reflète le mouvement de la population, déplacé de La Langue de la Barbarie à Xaar Yalla (en attendant Dieu), ainsi que de cet emphatique artiste visuel engagé à connaître et faire connaître leurs vies, en tant qu’habitant du Saint-Louis et du monde.
« La Langue de la Barbarie est une source d’inspiration pour moi », affirme-t-il. D’après l’artiste, elle est d’une importante inestimable pour la ville de Saint-Louis : « Je me posais la question de savoir si l’avancée de la mer n’est pas stoppée, on risque de perdre Saint-Louis. Si on parle de l’île de Saint-Louis, on parle aussi de Guet-Ndar, donc si on perd Guet-Ndar, c’est Saint-Louis qui va disparaître. Donc, qu’est-ce que Saint-Louis va-t-il devenir avec les questions climatiques ? Le film invite à se poser, à prendre le temps d’écouter l’histoire de Yaram Sène, pour ainsi réfléchir sur la question économique de cette situation environnementale de la brèche. À la suite d’une scène où on imagine une journée où l’eau ne doit pas être payée, Yaram, raconte que le coût de l’eau est de 1000 FCfa par jour, un bien qui devient un luxe, et que pourtant faisait partie de leur quotidien à Guet-Ndar, entouré par l’eau. Ce n’est pas par hasard alors de trouver un extrait du journal télévisé où le président français Macron promettait d’aider le Sénégal, une responsabilité à assumer et attendue toujours par les communautés déplacées.
UNE CRÉATION ACTIVISTE ET FÉMINISTE
« C’était ce premier tournage que j’aimais le plus. Il y avait plus d’âme, des choses méga-naturelles. Et même si j’étais un peu découragé après avoir perdu les données, je me suis dit, je ne peux pas rester sans raconter leur histoire », explique-t-il. Massow Ka était d’abord arrivé avec sa caméra pour s’approcher de la population.
Pour lui, la caméra est une arme de rapprochement. Déjà avec sa mère, le jeune artiste a créé un rapport intime, surtout après la période de confinement pendant la Covid-19. « Elle est toujours la première spectatrice de mon travail, et à chaque fois que je fais une exposition, elle est toujours là », raconte l’artiste, avec une claire admiration et affection à sa mère. Dans le film, ainsi que dans son travail sur le sel, l’or blanc, exposé dans le Centre de recherches et de documentation du Sénégal à la Pointe Sud de l’île, il y a un focus sur la femme. « Il y a un choix féministe que j’assume de travailler seulement avec des femmes, parce qu’elles restent à Xaar Yalla, quelle que soit la condition. Et je me pose la question : quelle est la force de la femme dans cette situation climatique ? », commente Massow Ka.
Une question similaire à celle posée, à travers son œuvre « L’Or Blanc », qui revendique la valorisation du si important rôle économique de la femme dans le travail du sel, un produit indispensable pour la vie quotidienne. Encore une fois, la créativité de l’artiste est le fruit de son principe de dignité. « Les femmes ne voulaient pas être photographiées, donc pour garder leur dignité, j’ai utilisé un drone », raconte Massow. Le résultat est tout simplement superbe, une sorte de peinture et qui évoque un dynamisme inévitable, au fait capturé en mode vidéo-installation.
Une manière de comprendre le cinéma, comme la photographie, en tant que créateur d’un cadre de dialogue, « qui permet de se poser des questions, mais aussi de se répondre, s’écouter et se parler, d’avoir une possibilité de s’exprimer à soi-même. Le cinéma doit nous réunir à la réflexion ».