Les récents évènements survenus dans notre pays ont fait apparaitre un phénomène tout à fait nouveau. Des manifestants se sont attaqués avec une violence inouïe à des enseignes françaises comme Auchan pour la grande distribution et Total pour les stations-services distribuant de l’essence. Ce ciblage destructeur de ces lieux de travail traduit en pratique le mot d’ordre politique développé depuis quelques années par une des organisations d’activistes comme « Frapp-France dégage » et des politiciens se réclamant du nationalisme. C’est l’occasion donc pour Péncoo de revisiter la question de la dépendance économique du Sénégal vis-à-vis du Capital français. Pour y voir plus clair, nous donnons la parole Youssou DIALLO, Economiste, PCA Sonacos sa, Président du Club Sénégal Émergent.
Péncoo : Mr Diallo, l’idée est développée au sein de l’opinion tendant à faire croire que notre économie est dominée par le capital étranger. Qu’en est-il réellement ?
Je remercie le journal Péncoo de l’honneur qui m’est faite par cette interview. Pour répondre à votre question concernant la domination de notre économie par le capital étranger, il faut je pense faire certaines précisions :
D’abord, depuis l’avènement économique de l’impérialisme, qui est le stade suprême du capitalisme, qui est marqué par la fusion du capital industriel et du capital bancaire pour déboucher sur le capital financier, l’avènement des monopoles, l’exportation massive du capital financier, la mondialisation en un mot de l’économie dont l’épicentre devient la bourse, aucune économie n’est totalement souveraine c’est à dire pouvant se passer des autres. Ni les USA, ni la grande Chine, le Japon, l’Allemagne, etc., ne le sont. Les économies sont interdépendantes et complémentaires, qu’elles soient grandes ou petites, riches ou pauvres !
Ensuite, des pays comme le Sénégal ont acquis l’indépendance politique en accédant à la souveraineté internationale en 1960, il y’a donc à peine 61 ans.
En dépit des fortes évolutions de notre économie dans le sens de l’autonomie et de la souveraineté, l’émergence d’une bourgeoisie et d’hommes d’affaires sénégalais, la nationalisation des principales entreprises par l’Etat au milieu des années 1970, en particulier les huileries et les phosphates sans oublier les industries de la pêche.
Il y’a aussi le processus dynamique de coopération et de diversification des partenariats économiques avec la Chine, la Belgique, Luxembourg, les Pays bas, la Turquie, l’Inde, le Brésil, les pays arabes et africains, le Nigeria et le Mali, etc.
En regardant deux indicateurs comme le budget et les investissements on s’en rend compte.
En effet, le budget de notre pays jusqu’en l’an 2000 était à presque plus de 80 % financé par l’étranger, prêts, subventions et dons. Aujourd’hui, la dépendance du budget à l’étranger est de 30 à 35 %, expression d’un accroissement du coefficient d’indépendance budgétaire du Sénégal.
Ensuite, pour les investissements, ils dépendaient pour l’essentiel des prêts bilatéraux et multilatéraux et des dons, le Sénégal parvenait difficilement à verser les contreparties exigées durant les périodes d’ajustement structurel.
Actuellement, même dans le cadre du PSE, l’Etat contribue au moins à 30%, les PTF entre 35 et 40 % et le secteur privé pour le reste.
En vérité notre pays n’a pas encore atteint la souveraineté économique par rapport au capital étranger, mais il faut reconnaître que des évolutions positives notables sont notées qui ont notablement renforcé son autonomie économique.
L’avènement de dirigeants nationaux patriotes au sens économique et les politiques vertueuses et efficaces ont contribué à cela.
Notre pays ne subit plus le diktat du FMI et de la BM comme c’était le cas durant les périodes d’ajustement structurel et accède aisément aux marchés financiers pour lever des fonds et financer ses besoins en investissements.
De manière particulière certains activistes propagent la thèse que le Sénégal est encore une chasse-gardée de la France, du fait que c’est le capital français qui domine par rapport à tous les autres pays. Cela est-il avéré ?
Oui, cet argument est souvent brandi par certains activistes sénégalais qui, consciemment ou inconsciemment, ne donnent pas la pleine réalité des choses.
Examinons les parts de marchés, en 2019, la France a moins de 19% de parts de marchés au Sénégal juste devant la Chine qui taquine les 13 %, le Nigeria 6%, la Belgique – Luxembourg 5,2% et les Pays bas 5%. Des pays comme l’Inde, la Turquie, le Maroc, le Brésil font des percées remarquables depuis quelques années.
Il est clair qu’au regard de ces chiffres, il n’est pas exact de dire que le Sénégal est une chasse gardée économique de la France, mais il faut plutôt dire que la France est encore légèrement dominant devant les autres pays pris individuellement, en termes de parts de marchés et d’investissement et souligner très clairement que l’écart avec les autres partenaires de notre pays se rétrécie de plus en plus et fortement.
Le Recensement des Entreprises de 2013 de l’ANSD indique que les « Grandes Entreprises », définies comme celles qui ont au moins 2 milliards de Chiffres d’Affaires, réalisent 69,6% du Chiffre d’Affaire total. Que 78,9 % de ces « grandes Entreprises » sont détenus par des Entrepreneurs Sénégalais qui disposent de 73,5% du capital de celles-ci. Cette situation a-t-elle changé ?
L’économie du Sénégal est très concentrée en termes d’entreprises. Moins de 10% des entreprises réalisent plus de 80 %. Le stock de capital étranger le plus important est détenu et de loin par la France, pour des raisons liées à l’histoire, mais, ses parts de marché sur l’économie globale, continuent de diminuer. Les entrepreneurs sénégalais consolident de plus en plus leurs positions à cause de la discrimination positive en leur faveur par l’Etat, notamment avec les joint-ventures et les regroupements qu’ils les incite à opérer.
Cependant, la faiblesse du secteur bancaire et financier national, malgré la création de la BNDE (Banque nationale de développement économique), du Fonsis (…) et du Fongip (…) et la restructuration de la Cncas (Caisse nationale de crédit agricole) devenue LBA (la Banque agricole), constitue une contrainte majeure à lever pour permettre à notre secteur de réaliser les performances comme celle du secteur privé national marocain.
Quelles sont vos recommandations pour renforcer la reconquête de nos souveraineté économique et financière ?
1- poursuivre résolument les politiques vertueuses, performantes et de résilience, engagées depuis 2014 avec le PSE et récemment le PAP2A.
2- Bâtir comme le président Macky Sall le fait depuis son avènement au pouvoir, renforcé par la crise de la Covid-19, d’un puissant secteur économique de souveraineté : autosuffisance alimentaire, produire et consommer sénégalais, souveraineté médicale et pharmaceutique, industrialisation avec les Agropoles, les Pôles industriels, la structuration et le développement du potentiel du secteur informel, le développement de l’industrie digitale qui est accélérateur de développement et de réduction de coûts.
3-Batir un puissant secteur d’exportation avec le pétrole et le gaz, l’or, le fer, les phosphates, l’horticulture, l’artisanat d’art et les industries culturelles.
4- Bâtir un puissant écosystème bancaire et financier national pour prendre en charge les besoins de plus en plus importants du secteur privé sénégalais.
En définitive, c’est le secteur privé sénégalais qui sera le socle et le moteur véritable de l’émergence de notre pays.
Propos recueillis par Momar SAMBE